Au cœur des Alpes, le barrage du Chevril impose sa courbe de béton face au lac turquoise. Mais derrière cette prouesse technique, mise en eau en 1952, se cache l’un des épisodes les plus marquants et émouvant de l’histoire locale : la disparition du vieux village de Tignes.
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À la fin des années 1940, la France d’après-guerre mise sur de grands projets hydroélectriques.
La vallée de Tignes est choisie pour accueillir un ouvrage hors norme : 180 mètres de haut, 300 de long, capable de retenir 230 millions de m³ d’eau, soit l’équivalent de 100 000 piscines olympiques. Les travaux débutent à l’été 1947, mobilisant jusqu’à 5 600 ouvriers en 1949.

Pour les Tignards, c’est un choc. Leur village, niché au fond de la vallée, va être englouti. Les négociations sont tendues : certains habitants refusent de partir.
En avril 1952, les CRS sont mobilisés pour évacuer de force les derniers irréductibles. Meubles, archives et même les dépouilles du cimetière sont transférés plus haut, aux Boisses, où un nouveau village est bâti.
Pour préserver un lien avec le passé, l’église Saint-Jacques de Tarentaise est reconstruite à l’identique, réinstallant jusqu’aux retables et au mobilier d’origine.
Un souvenir douloureux pour les Tignards
Le barrage du Chevril, inauguré en 1953 par le président Vincent Auriol, est alors le plus haut d’Europe. Sa voûte impressionne par ses dimensions : 43 mètres d’épaisseur à la base, 600 marches dans la descenderie, et un débit de vanne de fond atteignant 110 m³/s.
Aujourd’hui encore, il produit chaque année l’équivalent de la consommation de 392 000 habitants, soit 80 % de la consommation résidentielle de Savoie.
En 1989, l’artiste Jean-Marie Pierret y peint une fresque monumentale : Hercule, géant protecteur de Tignes, déployé sur 12 000 m². Éphémère, l’œuvre s’est estompée avec le temps, mais les regards attentifs en devinent encore les contours.

En 2002, la sculpture La Dame du Lac, signée Livio Benedetti, est installée au bord de l’eau près du Villaret du Nial. Cette silhouette élancée rend hommage à l’ancien Tignes, mêlant souvenir et espoir.
Les traces du passé, elles, refont parfois surface : lors de vidanges décennales, comme en avril 2024, le niveau du lac baisse et laisse apparaître les ruines du village englouti. Un moment rare, où l’histoire remonte des profondeurs.
Aujourd’hui, le barrage n’est pas qu’un ouvrage technique : il est devenu un repère, un témoin silencieux du déracinement et de la résilience d’une communauté. Les Tignards, eux, n’ont jamais cessé de vivre avec l’eau qui a englouti leur vallée – et avec la montagne qui, elle, est toujours restée.